Intégrale 4 = La Frontière invisible, La Théorie du grain de sable, Souvenirs de l'éternel présent
Suite de la saga de l'été…
C'est quoi : LES CITES OBSCURES
C'est de qui ? François Schuiten (dessinateur) et Benoît Peeters (scénariste)
1 – LA FRONTIERE INVISIBLE (2002/2004)
Les Couv':
Ça donne Quoi ?
L'importance de la cartographie dans le monde obscur est évoquée dans Le guide des cités et c'est cette science qui est au cœur de ce diptyque. L'intégration du jeune Roland de Cremer, petit neveu d'un célèbre cartographe du passé, au Centre de Cartographie ne va pas vraiment être simple surtout avec son chef, Paul Ciceri dit "Monsieur Paul". Côté amical, il y a Kalin, le chien de son prédécesseur, Ismail Djunov, spécialiste des machines cartographiques, puis l'énigmatique Shkodrâ, travaillant au Club, bar-bordel.
Le maréchal Radisic, dirigeant de la Sodrovno-Voldachie, vient inspecter les travaux du Centre et leur demande d'abandonner les cartes thématiques pour développer la grande Sodrovnie… À cause de la carte de l'ancienne Sodrovnie qu'il croit reconnaître sur la tache de naissance de Shkodrâ, Roland panique et s'enfuit en l'entraînant avec lui dans un périple fou, bientôt interrompu par l'armée. Son fantasme le laissera seul, abandonné de tous.
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C'est une curieuse histoire qui nous permet de découvrir le maréchal Radisic, dictateur de la Sodrovno-Voldachie, dont le rêve est de dominer tout le continent obscur. C'est en quelque sorte l'explication du titre : la frontière est invisible car elle bouge en permanence. Peeters critique en transparence toutes les folies de grandeur de ces dictatures variées de notre histoire mondiale. Histoire qu'il faudrait apprendre au maréchal Radisic pour qu'il se rende compte qu'un empire démesuré est très difficile à contrôler et qu'il est destiné à éclater à un moment ou un autre.
J'avoue ne pas avoir beaucoup aimé cette histoire un peu trop bavarde à mon gré et pour laquelle j'ai trouvé que je manquais de repères malgré le guide des Cités. Un point amusant à noter : dans le guide, il est dit que la langue dominante du monde obscur est un français légèrement archaïque et qu'il reste quelques zones où l'on parle des dérivés d'autres langues bien que ce soit interdit. Mais Roland rencontre des paysans qui ne semblent pas le comprendre aux confins de la Voldachie et dont les vêtements évoquent les Balkans.
Tome 2
Mais en revanche, j'ai vraiment apprécié les fantastiques graphismes de Schuiten donnant un relief formidable presqu'à chaque page. Ses entêtes de chapitres en une page sont de véritables tableaux à chaque fois et baignent souvent dans une lumière éblouissante. Le bâtiment hémisphérique du Centre est à la fois grandiose et angoissant avec ses fenêtres rectangulaires – il deviendra un crâne dans un entête de chapitre. Les rochers du désert simulent des corps allongés. Le dernier entête, qui est aussi la page finale, nous renvoie vers une terre déifiée où Roland marche sur un paysage en corps de femme.
Dans l'entête 2, j'ai cru voir un clin d'œil de Schuiten à une très ancienne carte : la carta marina de l'évêque Olaüs Magnus datant de 1539 où apparaissaient toutes sortes de monstres marins… semblables à ceux de l'entête. Une précision, les jets d'eaux sur la tête de certains monstres correspondent aux souffles des baleines. D'autres cartes étaient décorées de créatures terrestres fantastiques comme les licornes ou les centaures.
2 – LA THEORIE DU GRAIN DE SABLE (2007/2008)
Les Couv':
Ça donne Quoi ? Un étrange personnage vêtu à l'orientale et de très grande taille se déplace dans Brüsel. Il rencontre une femme, Elsa Autrique, pour lui proposer des bijoux de son ethnie, les Bugtis du Boulachistan, mais elle s'intéresse plus à une sorte d'amulette qu'il porte et lui demande en prêt pour le faire copier pas ses artisans. Mais l'homme, Gholam Mortiza Khan, est tué par un tramway. Pendant que l'on cherche qui il est, des évènements sans lien apparents ont lieu : chez Kristin Antipova du sable apparaît en permanence, chez Constant Abeels (voir Brüsel) des pierres ayant exactement le même poids apparaissent régulièrement et le restaurateur Maurice s'allège sans maigrir au point de mettre des poids à ses chevilles pour rester au sol.
La ville fait appel à Mary von Rathen de Mylos en tant que spécialiste de phénomènes inexpliqués. Entre temps, Elsa Autrique s'est débarrassé de l'amulette, mais des phénomènes étranges ont lieu dans sa maison : il y a un désordre constant et des voix de fêtards y résonnent, puis sa maison disparaît morceau par morceau.
Les fils jumeaux de Gholam Mortiza Khan débloquent les évènements en évoquant l'amulette, le nawaby volé dans un temple moktar, dont le départ a semé le désordre dans leur pays. Le nawaby retrouvé grâce à Maurice va retourner dans son temple avec les 2 bugtis, Mary et Constant. Tout va rentrer dans l'ordre sauf pour la maison d'Elsa qui a complètement disparue avec sa propriétaire.
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J'ai retrouvé avec joie les splendides graphismes en N&B de Schuiten dans cette histoire que j'ai trouvée beaucoup plus passionnante que La frontière invisible. Déjà découvrir une population autochtone autre que les blancs de type nordique ou les populations à peaux noires du désert des Somonites (voir article populations dans Le guide des cités) a été un choc par rapport aux précédents albums. Les bugtis sont des géants guerriers avec des traditions bien différentes de celles des citadins.
À propos de bugtis, il faut noter la grande érudition de Peeters. Le Boulachistan est une transcription dans le monde obscur de notre Balouchistan situé au Pakistan. Les bugtis sont une tribu baloutche qui vit dans cette partie du Pakistan. Je renvoie les amateurs de BD à la 1e aventure de Blake et Mortimer, Le secret de l'Espadon, où les héros rencontrent des baloutches : Zahan-Khan de Turbat, le djammadar de Wad… et même le bezendjas qui intervient dans de nombreux albums sous les ordres d'Olrik.
Retrouver Mary von Rathen est plutôt sympathique même si j'ai un peu de mal avec la chronologie donnée dans ma version du guide : en 760 elle a lâché les rênes du Consortium Unique, en 769 elle est passée dans notre monde… donc elle est revenue dans le monde obscur car l'histoire se déroule en 784/785. De plus si j'en crois le Musée A. Desombres, elle est passée dans notre monde seulement en 775?? (voir la prochaine chronique).
Je voudrais signaler aux nouveaux lecteurs, la prouesse éditoriale réalisée pour l'impression de ces albums. Le fond des pages est plutôt gris, mais les élèments perturbateurs : sable, pierres, tablier et chemise de Maurice plus le nawaby sont d'un blanc brillant qui sort du fond. D'ailleurs pour le cas de Maurice, on constate qu'au début de sa mésaventure il y a juste un petit morceau de son tablier qui est blanc, tandis qu'à la fin (quand il a trouvé son équilibre en l'air) il est entièrement blanc. De même les morceaux de la maison Autrique qui disparaissent laissent des marques blanches.
3 – SOUVENIRS DE L'ETERNEL PRESENT (1993 / 2009)
La Couv':
Une planche de la 1e édition:
Ça donne Quoi ? L'album est annoncé comme une variation sur Taxandria, film de Raoul Servais.
Aimé est le dernier enfant de Taxandria. Aujourd'hui, Aimé trouve un livre oublié dans l'ancienne bibliothèque, un livre sur le grand cataclysme rescapé de la destruction. Il se cache pour le lire et découvre la folie des savants du passé. Pour satisfaire l'ego de la femme du Président, ils en ont fait une copie parfaite. Enhardis par ce succès, ils ont copié le soleil et provoqué des catastrophes sans précédent dans le monde obscur allant jusqu'à la séparation de Taxandria du continent. C'est alors que le règne de l'éternel présent a commencé : il n'y a plus de passé, ni d'avenir à Taxandria, mais tous les jours se ressemblent et doivent se ressembler.
Aimé rêve d'aller à Marinum au bord de la Mare Nostrum, mais son professeur, M. Bonze, le lui interdit parce que c'est dangereux. Sans réponses à ses questions, Aimé va au Musée, puis au Jardin des Délices où sont enfermées les femmes, puis à la cathédrale. Enfin, il décide d'aller voir les princes (2 têtes sur un seul corps) pour découvrir des marionnettes maniées par M. Bonze. C'est est trop pour lui et il s'enfuit jusqu'à Marinum où la mer a disparu. En marchant plus loin, il manque de se noyer et est recueilli par des pêcheurs. Une autre vie va commencer pour Aimé.
La demi-page correspondante de la 2e édition :
Le texte est différent en teneur et en fonte.
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J'ai très envie de revoir le film de Raoul Servais après ma relecture de l'album (car certaines images de la postface me sont familières). C'est un univers particulier qui me rappelle l'ambiance du film de Terry Gilliam Brazil… et aussi La cité des enfants perdus de Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. Ces créateurs semblent avoir des obsessions proches concernant leurs univers imaginaires.
La ville où vit Aimé, dernier enfant vivant (peut-être plus pour très longtemps), est parsemée de ruines de bâtiments ou de statues. Il peut passer d'un endroit à l'autre par des fissures. Je crois qu'Aimé est l'alter-ego de Peeters dans le livre : il veut avoir les réponses à ses questions et comprendre pourquoi tout se passe ainsi. Pour le scénariste, il fallait entrer dans les pas de Raoul Servais et, en même temps, s'en dégager pour créer sa propre œuvre.
Côtés graphismes, comme il est expliqué dans la postface Retour à Taxandria, Schuiten avait travaillé avec Raoul Servais pour créer la ville de Taxandria visuellement. Donc en reprenant cet univers sur le scénario de Peeters, il était déjà chez lui. Il avait déjà rêvé ces ruines grandioses avec des bâtiments de guingois ou à moitié écroulés ou fissurés, où des ponts de bois et des échelles ou des escabeaux permettent d'aller d'un lieu à un autre. Une ville où les femmes, enfermées dans un dôme à demi écroulé, attendent la visite des hommes en équilibre dans des alcôves accessibles avec des échelles. Une ville où la technologie a disparue et où les messages sont transmis de bouche d'homme à oreille d'homme jusqu'à dénaturation complète du propos initial.
Les gigantesques statues brisées qui parsèment la ville m'ont évoqué son travail avec Jacques Abeille sur Les jardins statuaires et Les mers perdues. On retrouve plusieurs "penseurs", copies de celui de Rodin, mais plutôt abîmés.
Il faut examiner attentivement les dessins de Schuiten pour y découvrir plein de détails comme les casiers de la bibliothèque où l'on distingue de curieuses étiquettes : à côté de "chimie" ou "cartomancie", on voit "servaisgratie" et "obscurologie" (si j'ai bien lu)!
Aimé est un petit cousin d'Alice, mais plutôt dans son aventure derrière le miroir, et de Dorothée, découvreuse involontaire du pays d'Oz. Comme cette dernière, il découvre la supercherie des dirigeants marionnettes en soulevant un rideau. Comme Alice, il va au bout de son rêve en atteignant Marinum. Mais il ne revient pas chez lui au contraire des 2 jeunes héroïnes.
Au final, c'est un album passionnant que certains qualifierait de surréaliste et/ou fantastique, mais pour le dernier tome (à ce jour) d'une série à laquelle les deux appellations n'ont cessé d'être données, cela me semble totalement normal.
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Une Chronique de Gen