Quarante-six ans après la sortie d’El Topo, c’est sous la forme d’une bande dessinée, annoncée comme une trilogie, qu’Alejandro Jodorowski nous livre enfin la suite des pérégrinations métaphysiques des fils de l’ancien pistoléro devenu un saint. Décrit par le scénariste lui-même comme un "graphic movie", Les Fils d’El Topo doit donc être abordé par le lecteur comme le story-board Delux d’un film qui n’a pu être réalisé, faute de moyens suffisants, même si Jodorowski n’a pas perdu tout espoir de le voir se concrétiser un jour… prochain, si possible, car à 87 ans le créateur de L’Incal a bien conscience que le temps lui est compté.
Caïn apparaît avant tout comme une remise en contexte de l’intrigue, les premières pages de la BD constituant même un bref résumé des dernières minutes du film : ayant retrouvé son père qui l’avait abandonné enfant, Caïn ne peut se résoudre à le tuer, mais promet de se venger sur son second fils, Abel. Pour empêcher ce fratricide, El Topo interdit à quiconque de lui parler et de le regarder sous peine de mort et lui impose une marque sur le front avant de s’immoler (ça rigole pas dans la famille !).
Une bonne décennie plus tard, si l’on en juge par l’apparence d’Abel, la tombe d’El Topo est devenue un lieu de pèlerinage pour de nombreux cultes religieux, plus intéressés par les menhirs d’or qui y ont mystérieusement "poussés", que par la dépouille spirituelle qui repose à leurs pieds. Après des années d’errance, Caïn revient sur la tombe de son père et le somme de lever la malédiction qui pèse toujours sur lui. Essuyant un refus, il reprend la route, bien décidé à faire "ce qu’il faut" pour que les gens le regardent enfin ! Pendant ce temps, le pur Abel anime un spectacle itinérant de marionnettes . Lorsque celle-ci vient à mourir, elle demande à son fils, comme dernière volonté, de conduire son corps jusqu’à la tombe d’El Topo, avec l’aide de Caïn…
Jodorowski continue de mettre le genre balisé du western au service d’un conte mythologique hautement symbolique. A la fois récit autobiographique marqué par le conflit entre deux frères, violente critique des religions qui placent leurs intérêts économiques et politiques au-dessus des valeurs spirituelles, mais aussi réflexion pertinente sur le poids de l’héritage (il n’est pas anodin que José Ladrönn donne à Caïn, porteur désormais du costume en cuir noir d’El Topo, les traits de Jodorowski à l’époque où il incarnait lui-même le personnage), Les Fils d’El Topo constitue une œuvre exigeante (il paraît difficile d’y entrer sans avoir en tête le film originel) dont l’ambition est mise en valeur par un dessin à la précision exceptionnelle et un cadrage volontairement cinématographique. Jodorowski expliquait dans la longue interview accordée dans le dernier numéro de Mad Movies que : "Dans le premier [volume], c’est surtout de la mise en place, mais après, ça éclate de tous les côtés, c’est incroyable !". On a diablement hâte de voir ça !
Dans les très éclairants commentaires audio livrés par Jodorowski en bonus du DVD d’El Topo, le réalisateur, crédité également à la composition, explique les différentes techniques qu’il a pu utiliser pour écrire la bande son du film : prendre une partition de Beethoven et la réarranger de façon aléatoire ou encore envoyer quelques lignes de musique à différents amis, les inviter à un repas et organiser le morceau en fonction de leur ordre d’arrivée… Mythe ou réalité ?
Quoi qu’il en soit, on pouvait s’attendre à ce qu’une telle méthode "collaborative", bien dans l’esprit psychédélique des années 60, aboutisse à un résultat inaudible. Que nenni. Si la BO d’El Topo s’inscrit dans l’époque qui l’a vue naître, c'est avant tout pour son mélange savamment orchestré de score traditionel (certains morceaux trouveraient facilement leur place dans un western spaghetti classique), de fanfares décalées, de jazz et bien sûr de flûte à bec (instrument dont le personnage joue à plusieurs reprises).
Ces différentes inspirations donnent ainsi à l'album une coloration folk-rock qui prolonge admirablement l'ambiance très particulière du film, autant qu'elle la souligne.